Antonio Gramsci : un intellectuel militant critique et clairvoyant.
Dans notre contribution du mois d’avril nous avons évoqué la vie d’Antonio Gramsci et sa contribution originale à la pensée « marxiste ». Il affirmait notamment le rôle de la volonté contre le déterminisme ambiant de son époque et l’importance de la contribution des intellectuels dans le processus révolutionnaire de la société. Guido Liguori (président de l’International Gramsci Society) affirmait « Antonio Gramsci a anticipé les traits de la société contemporaine, fondée bien plus que par le passé sur la production du monde culturel, sur la production de l’hégémonie comme action des médias de masse. Il est moderne parce que sa conception de la réalité, en attribuant une grande importance à la culture, est bien plus proche de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui que de celle d’il y a cinquante ans ». Nous poursuivons notre réflexion sur l’apport théorique d’Antonio Gramsci.
La volonté contre le déterminisme
Pour Gramsci, la révolution russe invalide l’idée que la révolution socialiste ne serait possible qu’au terme du développement total des forces productives capitalistes. Il pense qu’elle valide sa conception d’une philosophie non-déterministe du marxisme ainsi que le rôle primordial de la volonté dans les processus socio-historiques. Gramsci met en garde contre la croyance fataliste en des « lois historiques » qui guideraient les processus socio-historiques. Les voies de l’avenir ne sont pas balisées. L’histoire se fait par l’activité humaine. « L’histoire ne fait rien (…) elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui » (Marx/Engels – La sainte famille), elle est construite par la praxis (unité de la théorie et de la pratique) humaine. Deux siècles plus tôt, un autre italien, le philosophe Giambattista Vico ne disait rien d’autre : « L’histoire est le produit de l’action des hommes ». Elle implique donc la volonté humaine. Cependant la volonté ne peut pas tout; il faut aussi la conscience pour être en mesure d’influer sur les processus socio-historiques.
La démocratie contre l’autoritarisme
Gramsci s’inquiète de la tournure que prennent les évènements en URSS, du combat mené par le camp majoritaire stalinien contre l’opposition trotskiste. Dans une lettre courageuse, écrite au nom du PCI, il invite le PCUS à ne pas briser la dialectique démocratique par des « mesures excessives » et à ne pas oublier les intérêts du prolétariat international.
La philosophie de la praxis
Gramsci se préoccupe beaucoup de libérer le marxisme des incrustations pseudo-scientifiques et fatalistes, d’opposer au déterminisme dominant la volonté, la praxis. Pour lui, le marxisme n’a rien de codifié ni de dogmatique. Il n’est pas un simple déterminisme ni un évolutionnisme vulgaire. Il est une philosophie de la praxis. C’est une pensée vivante mais toujours menacée de fossilisation ou de dogmatisme de type religieux (la vérité révélée). C’est en ce sens qu’il faut entendre la célèbre remarque de Marx, adressée en mai 1880 à Londres à Jules Guesde en présence de Charles Longuet et Paul Lafargue: « Si c’est ça le marxisme, ce qui est sûr, c’est que moi, je ne suis pas marxiste ». Marx prend soin de prévenir : sa pensée n’est pas une théorie »passe-partout » faisant de l’histoire un développement « fatalement imposé à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques ». Il met en garde contre toute tentative d’emmurer sa pensée.
Pour Gramsci, le matérialisme antérieur à Marx est contemplatif quand il considère la matière comme existant en soi. Il n’est, pour l’homme, de connaissance que résultant d’une action par laquelle la nature est « humanisée » et l’homme « naturalisé ». Nature et matière sont inconcevables hors de la présence de l’homme, de son travail, de la transformation qu’il leur fait subir. Quand à l’idéalisme, il est une philosophie de la conscience hors de l’action et de la véritable historicité humaine; il est d’inspiration théologique. La philosophie de la praxis, elle, prend au sérieux l’action. Elle s’oppose au matérialisme mécaniste avec sa causalité linéaire. Il y a donc une place décisive de la dialectique dans la philosophie de la praxis. Il s’agit de repérer, d’identifier comment, dans le développement historique, se constituent des forces qui coexistent et s’affrontent et qui peuvent, à certains moments et sous certaines conditions, ouvrir des champs de possibles qu’elles peuvent emprunter ou pas. Il n’y a aucune inévitabilité historique dans la réalisation de tel ou tel processus. Rien n’est jamais prédéterminé ni acquis une fois pour toutes. La contradiction est durable . Il n’y a que des possibles. Par conséquent, pour Gramsci, penseur du mouvement, le marxisme ne peut se développer que dans le mouvement et la contradiction. Ses concepts ne sont pas figés.
Antonio Gramsci dans ses cahiers de prison écrivait :
« La philosophie de la praxis ne peut que se présenter initialement avec une attitude polémique et critique, comme surpassement du mode de penser précédant (…) Donc avant tout comme critique du ‘sens commun’ (…) il ne s’agit pas d’introduire ex novo une science dans la vie individuelle des ‘tous’, mais d’innover et rendre ‘critique’ une activité déjà existante (tous sont philosophes), et donc celle de la philosophie des intellectuels qui a donné lieu à l’histoire de la philosophie » « L’homme actif de masse oeuvre pratiquement, mais il n’a pas une claire conscience théorique de son action (…) Sa conscience théorique peut être historiquement en contradiction avec son activité. On peut dire qu’il a deux consciences théoriques (…), une implicite à son action (…) et une superficiellement explicite ou verbale qu’il a héritée du passé et qu’il a accueillie sans critique » Gramsci poursuit en affirmant la nécessité d’éclaircir cette ‘contradiction de la conscience’ « La compréhension critique de soi-même advient donc au travers d’une lutte ‘d’hégémonies’ politiques, de directions opposées, en premier lieu dans le champ de l’éthique, ensuite dans celui de la politique pour arriver à une élaboration supérieure de sa propre conception du réel. La conscience de faire partie d’une force hégémonique déterminée ‘c’est à dire la conscience politique’ est la première phase pour une ultérieure et progressive auto-conscience dans laquelle théorie et pratique finalement s’unifient » (cahiers de prison – le matérialisme historique)
Jacky JORDERY, Serge ROIGT, Bruno SILLA – Montceau-les-Mines, le 1er juin 2018