Confinement – La culture, parent pauvre de la richesse intellectuelle

Polémik Viktor fait dans la pol éthique culturelle. Il a imaginé un dialogue que d’aucuns considéreront réaliste voire visionnaire. Une petite saynète qui se déguste volontiers confortablement calé dans un fauteuil, café au coin de la table.

Bonne dégustation, bonne lecture.



 

 

  • Tiens, bonjour Viktor, alors ce plan d’aide à la culture, exceptionnel ???
  • Ah bon, exceptionnel en quoi ? Exceptionnel pour qui ?

  • Enfin, 432 millions d’euros, c’est pas rien !!!

  • Oui, oui 432 millions c’est pas rien, mais, la suspension des spectacles entre mars et mai et les jauges limitées le reste de l’année représenteront entre 500 millions et un milliard de pertes de billetterie* rien que pour la musique alors si on ajoute tout le reste, théâtre, cirque, danse, musée, galerie, livre…, ça représente quoi ces 432 millions ?

  • Je te vois venir, une fois encore tu affirmes que ce beau discours et cette aide sont déconnectés de la réalité.

  • Je ne l’affirme pas, je me le demande.

Tu sais combien je n’aime pas qu’on réduise la culture à une ligne budgétaire, à une économie de marché, mais, nous qui nous targuons d’avoir la meilleure politique culturelle du monde, la plus soutenue, la plus subventionnée, mais nous avons aussi la culture la plus notabilisée, la plus embourgeoisée. Si on regarde de près les chiffres de ce plan d’aide, quel sens ont les 7 millions d’euros pour l’emploi culturel face aux 80 millions pour l’entretien des cathédrales ? Quel sens ont les 200 millions pour le spectacle vivant subventionné ? La majorité ira aux institutions et la plus grosse part du gâteau à la Comédie Française _ cette maison aux grands talents et aux féodalités d’un autre temps _ alors qu’il a un peu partout en France des acteurs, des musiciens, des danseurs  _ ceux qui vivent et qui animent les territoires, ceux auxquels on demande aujourd’hui de devenir des animateurs de colonie de vacances _ qui jouent au chapeau, cette nouvelle monnaie qui les paupérise sans vergogne et sans protection sociale.

Et que dire à tous ces techniciens, tous ces chargés de production, ces administrateurs qui n’ont plus rien. Sans omettre nos amis peintres, sculpteurs, photographes, dont les commandes d’expositions sont annulées ?

Que cette belle bulle de savon explosera en laissant un grand vide ?

  • Décidément, tu es incorrigible, quel mauvais esprit !

  • Tu sais, le confinement nous a complétement dématérialisé la culture. Je n’en pouvais plus de toutes ces captations de théâtre, de ces concerts en lignes, de ces chorégraphies de salon, de ces expos virtuelles… Il y avait là-dedans beaucoup d’imagination, beaucoup de talent voire un certain génie, mais, ironie du sort, les plates-formes de streaming, qui ne payent pas les droits d’auteur aux artistes qu’elles pillent en toute légalité faute de courage législatif, n’ont jamais autant gagné d’argent.

Comment survivront les artistes pour lesquels le contact humain est la vie ?

Comment vont se payer les factures de fin de mois ?

J’ajoute que j’ai bien peur que, la psychose aidant, cette culture d’écran et de réseaux sociaux ne devienne la norme. La prison dorée d’une nouvelle économie, sans limite et sans humanité, pour laquelle nous dessinons collectivement les barreaux qui l’enferment.

J’ai fait partie de ces rêveurs qui ont vraiment cru que cette pandémie qui a mis le monde à genoux serait le déclencheur d’une nouvelle manière de l’habiter, plus respectueuse, plus humaine.

  • Ta naïveté, si tu me permets ce vilain jeu de mots, confine à la bêtise.

 

  • Oui je te le concède, et j’ai vite déchanté.

 

  •  ???

 

  • Pendant ce confinement, n’ayant pas la télévision et tenant les réseaux sociaux à bonne distance, j’ai beaucoup écouté la radio. Ses litanies, ses excès. J’ai entendu nos gouvernants encenser l’exemplarité des soignants alors que quelques semaine auparavant ils les traitaient comme des terroristes en les faisant gazer à chaque manifestation où ils pleuraient leur précarité. J’ai appris que la France était devenue le troisième pays mondial pour l’exportation d’armes. J’ai entendu beaucoup d’âneries venant des stars du spectacle, condescendantes et enfonçant les portes ouvertes d’un monde qu’ils ne connaissent visiblement  pas très bien. Et, plus préoccupant, j’ai aussi entendu plein de directeurs d’institutions culturelles qui ont oublié d’où ils viennent et qui restent au plus près de leur nombril. Tous ceux-là ne perdront pas grand-chose, les millions sont pour eux et une fois de plus on fermera les yeux sur la misère des plus nombreux.

Pas grand-chose pour les invisibles.

Pas de réflexion sur l’horreur du Off d’Avignon, symbole de la dérive ultra libérale de la culture, là où la sélection se fait d’abord par l’argent, là où l’on considère si peu les artistes, là où se vendent à prix d’or des créneaux horaires découpés par quart d’heure dans des lieux improbables et que la vertueuse AF&C*** continue à cautionner en empochant les adhésions des uns et des autres.

Pas de réflexion pour tous ces artistes en apnée qui font vivre ce que l’on appelle les tiers lieux, les quartiers et les territoires ruraux. Ceux auxquels on fait l’aumône de quelques deniers pour leur création à condition qu’ils se plient à de nombreux ateliers d’action culturelle sans financement supplémentaire.

  • Tu n’as pas l’impression de noircir encore plus le tableau, de débloquer grave ?

  • Il y a peu, la directrice d’une scène rurale qui fait un travail admirable me racontait que son maire – pour présenter à ses collègues élus de l’intercommunalité propriétaire de la salle – a commencé sa présentation de la manière suivante : « Comme vous le savez, chers collègues, cette salle coûte très cher »… Très cher, c’est un peu moins de 3 € par an par habitant pour un travail de fond et plus de 20 spectacles par saison. Dans le même temps, la même collectivité perdra sèchement 70 000 € sur une vedette internationale pour une date dont le contrat sera signé sans broncher par le même élu. Et tu trouves que c’est moi qui débloque ?

  • Je ne savais pas, ça donne à réfléchir…

  • A réfléchir ? A investiguer surtout. Ce n’est pas un cas unique, je pense même qu’il est courant. Alors que la culture est un enjeu crucial pour nos sociétés en profonde mutation, une bonne partie de nos représentants est fascinée par les paillettes sans comprendre l’importance sociale, humaine d’un travail de fond, ni l’avenir économique que la culture représente par son attraction. Quelle tristesse !!!

  • Comment vois-tu les choses alors ?

  • Il me semble, puisque pour l’instant tout tourne autour de ça, qu’il est nécessaire de rappeler à ces élus si peu clairvoyants, que la culture représente environ sept fois plus de PIB que l’industrie automobile, que l’euro publique investi génère une retombée économique qui le multiplie par quatre**. Je voudrais leur dire aussi que ce ne sont pas les festivals gadgets et les salles polyvalentes qui font la culture mais c’est bien le travail de fond autour d’un vrai projet culturel en lien ou au centre du développement de leur territoire.

Que la culture c’est une manière d’habiter le monde, que c’est aussi un vecteur de communication et de promotion vers l’extérieur. Qu’elle a besoin d’une permanence, que sa réussite n’est pas une alchimie mystérieuse mais l’affirmation d’une volonté politique en synergie avec un projet et les hommes qui le portent. Une valeur ajoutée. Que saurait-on de Marciac s’il n’y avait eu qu’un festival une semaine par an ? Regarde les courbes de population depuis que ce gros village a mis le jazz au centre de son développement. Regarde comment la culture et le tourisme ont, en quarante ans, totalement pris le relais d’une industrie du meuble qui périclitait.

  • Où veux tu en venir ?

 

  • Oh, simplement que ce ne sont ni les énarques ni les élus larmoyants sur un budget en berne qui ont fait ça. Nos territoires n’ont plus besoin de ces gestionnaires de bouts de ficelle fermés sur eux-mêmes, mais, à budget égal, de visionnaires.

Il est respectable, voire nécessaire de se référer à l’histoire, au patrimoine, mais c’est funeste de s’en tenir là. Nous avons donc besoin de plus de Jo Spiegel, pour lequel l’autre est avant tout une richesse.

  • On aurait bien besoin de tels hommes aujourd’hui ?

  • Oui, vraiment, et heureusement, il y en a, et si le secteur culturel a besoin de plus de moyens, il a surtout besoin que ses moyens soient mieux gérés, mieux répartis, il faut remettre tout à plat, arrêter le clientélisme, bousculer les notables, repenser les institutions…

  • Pourquoi pas, mais les artistes sont si frivoles…

  • Frivoles ??? Là c’est toi qui débloques. Leur puissance créatrice n’a rien d’une frivolité. La bêtise et la médiocrité des médias de masse veulent le laisser penser et ça ne rend service à personne. Pour parler de culture, il faut parler avec les artistes, explique-moi en quoi ils ne seraient pas légitimes pour s’exprimer et pour défendre leur avenir. Depuis trop longtemps on les range au rayon des animateurs de parc de loisirs _ au début du confinement, Franck Riester, le catastrophique Ministre de la Culture de l’époque, disait s’intéresser aux problèmes des intermittents puisqu’il avait lui-même appelé la directrice du parc Disney pour lui demander de ne pas casser leurs contrats. C’est dire s’il savait de quoi il parlait. Je n’ai rien contre ce genre d’industrie, mais sois sérieux cinq minutes, il ne s’agit pas de culture et il est important de veiller à maintenir une différenciation entre ce qui relève du divertissement et ce qui relève du champ de la création artistique

  • Je suis d’accord mais j’ai l’impression qu’en ce moment la culture travaille du chapeau ?

  • Non pas la culture, même si bon nombre de ses artisans travaillent au chapeau. Mais les temps changent, les interlocuteurs doivent changer aussi et les artistes, qui, jusque-là n’ont pu compter que sur eux-mêmes _ et bien que la fragilité dans laquelle se trouve l’immense majorité d’entre eux les pousse souvent à la retenue et à une certaine forme de fatalité, voire de crainte _ devraient enfin être remis au cœur des politiques culturelles, hors de toute logique de rentabilité financière.

  • Et bien Viktor, y a du pain sur la planche. Je file, j’ai deux places Oblomov.

Polémik Viktor

* Source : Centre National de la Musique

** Source : INSEE

***AF&C : Avignon Festival et Compagnies, association qui a pour but de rassembler, promouvoir et soutenir la création artistique et d’en assurer le rayonnement à travers le territoire, en relation avec Avignon et son festival OFF., AF&C tente également d’apporter des réponses aux questions cruciales que se pose aujourd’hui l’ensemble des professionnels de notre métier : la place de l’art dans notre société, la place de l’artiste dans notre système culturel, sa relation avec les publics.

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