Lors de notre dernière contribution, nous nous sommes intéressés au concept de libre arbitre examiné sous l’angle philosophique. C’ est également un sujet d’étude pour les scientifiques. Il n’est pas aisé de suivre le travail de recherche scientifique car il est plutôt réservé aux spécialistes. Néanmoins, on peut décider (utiliser son libre arbitre) de s’intéresser aux travaux de chercheurs tels par exemple Hebb « L’organisation du comportement. Une théorie neuropsychologique », Gazzaniga « Le libre arbitre et la science du cerveau », Chun Siong Soon « les déterminants inconscients des décisions libres dans le cerveau humain », Wegner « L’illusion de la volonté consciente », Libet « L’initiative cérébrale inconsciente et le rôle de la volonté consciente dans l’action volontaire »….
Les neurosciences de pointe tentent d’éclairer d’un jour nouveau un débat philosophique qui a directement des implications sociétales, morales et juridiques pour chacun de nous : -Existe-t-il une antériorité inconsciente dans l’action volontaire ? (Libet) -Qu’est-ce qui, en nous, prend vraiment nos décisions ? Pouvons- nous nous estimer libres alors que nous ne maîtrisons pas complètement ce qui se produit dans les tréfonds de notre esprit ? Si le libre arbitre n’est qu’une illusion, sommes-nous vraiment responsables de nos actes ? (Gazzaniga) -Si par libre arbitre on entend la faculté d’agir suivant nos désirs, alors on peut penser que les humains possèdent un libre arbitre au même titre que les animaux. Mais les humains ont-ils la faculté de choisir leurs désirs, sont-ils les maîtres de toutes leurs pensées ? -On se croit souvent mis en mouvement par la conscience, la volonté, le libre choix; mais n’obéit-on pas, la plupart du temps, à des mouvements naturels (besoins naturels, satisfaction de besoins physiologiques, contraintes exercées par la vie en communauté, par les conditions d’existence ? -Douter de l’existence du libre arbitre n’est pas simplement un exercice philosophique, Il y a des implications pratiques . Si les organismes sont effectivement dépourvus de libre arbitre, cela n’implique t’il-pas qu’il est possible de manipuler et même de dominer leurs désirs par des drogues, des « lavages de cerveau », le génie génétique, une stimulation cérébrale directe ? Autant de questions qui alimentent notre réflexion.
Faisons confiance à la recherche scientifique pour faire progresser nos connaissances en ce domaine comme elle le fait dans d’autres :* Des scientifiques utilisant plusieurs techniques de datation sur un fossile (os maxillaire supérieur) découvert dans la grotte de Mislya en Israel, viennent de prouver que les hommes modernes ont émigré d’Afrique il y a plus de 220 000 ans, soit beaucoup plus tôt (au moins 50 000 ans) que ce que l’on pensait. Cette importante découverte réinterroge profondément l’histoire de nos origines (Science de février 2018). Selon l’Astronomical Journal, le télescope spatial Kepler vient de découvrir 149 exoplanètes nouvelles. Depuis sa première mission (2009), il a découvert 5100 candidates-planètes dont 2538 ont été confirmées.
Ces découvertes bouleversent nos connaissances sur le cosmos : « Nous trouverons des indices convaincants de vie extraterrestre d’ici dix ans » (Ellen Stofan, responsable scientifique de la NASA en 2015). Chaque progrès scientifique affaiblit le camp des ennemis (très nombreux) des « lumières » lesquels » Sont comme les vers luisants, pour briller il leur faut l’obscurité » (Schopenhauer- Parerga et Paralipomena) . Les recherches récentes en neurophysiologie pencheraient vers une volonté humaine qui délibèrerait tant soit peu avec elle-même avant de décider d’agir ou de renoncer. Avec la réflexion sur les causes premières, la nature de l’être pensant, animal et machine (peut-être un jour), la métaphysique et ses partisans ont (peut-être) encore de beaux jours devant eux.
Tour à tour en faveur d’un libre arbitre neutre avec Bossuet (j’ai la capacité de faire ceci plutôt que cela sans cause bien précise), avec Descartes (faire ce qui n’est pas raisonnable, le bien ou le mal en connaissance de cause), avec Spinoza (l’homme se croit libre parce qu’il ignore les causes de son action), avec St Thomas d’Aquin (la morale est impensable sans le libre arbitre qui engage notre responsabilité), avec Nietszche (dénonciation du libre arbitre qui serait de nature à culpabiliser). Bien entendu, nous nous démarquons du gouvernement des hommes par le destin cher aux anciens, de la providence panthéiste, du Dieu fait homme que Garaudy reprochait aux chrétiens de se l’être approprié (« Rendez le nous »…) Nous pencherions volontiers pour un libre arbitre se donnant les moyens de l’exercer : avec les répits de la peur, de la faim, de la maladie, du froid, de la pauvreté… »De chacun selon ses capacités à chacun selon ses moyens », maxime du respect du fort au faible (adage de Louis Blanc- Plus de Girondins, 1851 reprise par Marx- La critique du programme de Gotha, 1875) .
Tout le monde est-il placé sur la même ligne face à l’exercice du libre arbitre? -Quelle liberté d’action, de choix, peut bien avoir, par rapport à un individu qui vit dans l’aisance, un miséreux qui survit avec le RSA ou une minuscule retraite, qui se débat quotidiennement contre d’innombrables contraintes ? Les causes qui déterminent ses conditions de vie ne le contraignent t-il pas à agir avant tout pour parer au plus urgent? -Quelle liberté d’action, de choix peut bien avoir, par rapport à un individu cultivé, un individu inculte ? Plus l’acquisition intellectuelle augmente en l’homme, plus la « bestialité » recule. Moins il y a de savoir, de connaissance, de culture, plus l’animal prend place, plus il domine et moins l’homme connaît la liberté. La question de la possibilité effective de l’exercice du libre arbitre n’ est- elle pas ici posée de facto ? La possibilité réelle, concrète de l’exercice du libre arbitre n’implique t-elle pas (aussi) des conditions favorables ?
La difficulté de traiter un tel sujet tient aussi à la polysémie . Qu’entend-on par libre arbitre ? Si l’on s’en remet à la définition du Petit Robert, le mot arbitre (arbitrium en latin) est utilisé au XIIIe siècle et signifie volonté. Ensuite, au XVIIe siècle on l’associe à libre . Le libre arbitre indique alors la facuté de se déterminer sans autre cause que la volonté (voir le traité du libre arbitre de Bossuet). Couramment le libre arbitre signifie une volonté libre, non contrainte . Pour Boukharine, le libre arbitre serait un » indéterminisme » qui n’explique rien, qui est contraire à tous les faits et qui entrave le développement de la science. C’est le déterminisme qui constitue la seule conception juste « la volonté, ainsi que tout dans la nature, est déterminée par des causes déterminées et l’homme ne fait aucune exception dans le monde » (Déterminisme et indéterminisme- nécessité et libre arbitre). On se heurte à la même difficulté avec le déterminisme. Suivant les définitions, le déterminisme peut être : un principe scientifique suivant lequel les conditions d’existence d’un phénomène sont déterminées de telle façon que, ces conditions étant posées, le phénomène ne peut pas ne pas se produire ou une conception stricte qui affirme que tout effet a une cause et que toute cause produit nécessairement son effet ou encore une théorie qui affirme que la volonté humaine n’est pas libre et qu’elle est soumise à certaines conditions déterminées, théorie de la non-liberté de la volonté.
Le déterminisme peut-il s’appliquer aux actions humaines ? L’acte libre (exercice du libre arbitre) est-il une exception énigmatique à l’enchaînement des réalités naturelles ? Ou bien les actions humaines sont-elles déterminées par la chaîne des évènements antérieurs ? Et puis, on peut aussi se poser cette question : philosophes et scientifiques parlent-ils du même libre arbitre ? Le neurobiologiste Jean Pierre Changeux, auteur de l’ouvrage l’homme neuronal nous dit que: « Pour le neurobiologiste que je suis, il est naturel de considérer que toute activité mentale, quelle qu’elle soit, réflexion ou décision, émotion ou sentiment, conscience de soi…est déterminée par l’ensemble des influx nerveux circulant dans des ensembles définis de cellules nerveuses, en réponse ou non à des signaux extérieurs. J’irai même plus loin en disant qu’elle n’est que cela ». Le fait est que , ces dernières décennies, de nombreux chercheurs ont ouvert la boîte noire de Sapiens et affirment n’y avoir trouvé ni âme, ni libre arbitre, ni « soi », uniquement des gênes, des hormones et des neurones obéissant aux mêmes lois physiques et chimiques qui gouvernent le reste de la réalité. Enfin, la porosité entre certaines sciences humaines et certaines sciences expérimentales, comme par exemple la psychologie et la biologie, ne doit pas être négligée.
Un de nos lecteurs affirmait recemment « Il est de mon point de vue , assez regrettable qu’une certaine inculture scientifique ou philosophique soit devenue intellectuellement et socialement problématique au point qu’elle empêche de fonder une épistémologie rigoureuse du savoir contemporain ». En effet la connaissance humaine est multiple, elle s’exerce de différentes manière et est toujours relative à l’homme qui vit dans un cadre déterminé. On peut dire aussi que l’objet matériel de la connaissance est unique, c’est-à-dire la réalité (y compris nous) et que l’objet formel est multiple, c’est-à-dire que les points de vue et les méthodes d’exercice de la connaissance sont différents. Le savoir contemporain est le résultat d’un long chemin. Un savoir qui a emprunté différentes voies, avec ses savants, ses mots, avec aussi ses succès et ses échecs. Un savoir qui continue, qui interpelle et qui enrichi l’humanité. Mais, attention à ne pas opposer les différentes formes du savoir ou à extrapoler les résultats d’une science sur une autre favorisant la confusion et l’incompréhension. Donc le débat reste ouvert…
Jacky JORDERY, Serge ROIGT , Bruno SILLA – Montceau-les-Mines, le 26 février 2018